Un homme et une femme font l'amour sous la douche. Pendant ce temps, leur enfant s'échappe de son parc et se défenestre. L'homme, psychothérapeute de métier, parvient à surmonter son chagrin. La femme, broyée par le deuil, s'enfonce dans une sombre dépression. Par amour, l'homme va prendre en main la thérapie de sa femme, quitte à brouiller la frontière entre le professionnel et l'affect. Ensemble, ils partent s'isoler dans un chalet perdu en pleine forêt pour se reconstruire.
Le Danois Lars Von Trier est un habitué du Festival de Cannes depuis ELEMENT OF CRIME, son premier film tourné en 1984. Spécialiste de la recherche technique et visuelle (son troisième film, EUROPA, bénéficie d'avant-plans et d'arrière-plans photographiés séparément), Von Trier rencontre cependant le succès critique et public avec des films tournés en condition légère. C'est tout d'abord BREAKING THE WAVES en 1996 et son Prix du Jury à Cannes, puis DANCER IN THE DARK qui rafle la Palme d'Or en 2000. Perdu depuis dans les méandres du Dogme, un manifeste artistique prônant l'étouffement de la technique, Lars Von Trier revient à la cohérence du début de sa carrière avec ANTICHRIST, un métrage enfin enrobé d'une ambition kinétique haut de gamme. Bonne nouvelle pour les fantasticophiles que nous sommes, ce nouvel essai se raccroche volontiers à l'excellente série télé horrifique de Von Trier, L'HOPITAL ET SES FANTOMES, toujours inachevée après deux saisons aussi haletantes qu'enivrantes.
Oui, ANTICHRIST est un film d'horreur. Mais il ne répond pas pour autant aux contraintes du genre. C'est aussi un film d'auteur, un film de personnages. La violence extrêmement crue des images n'occulte pas l'essentiel, à savoir une histoire ouvertement symbolique. Car lorsque l'homme et la femme (soit Adam et Eve) retrouvent leur chalet logiquement (lourdement ?) appelé Eden, ils ne vont pas être confronté à une nature auréolée de la main bienfaitrice de «Dieu». Ils vont en lieu et place fusionner avec la crasse malsaine d'un environnement façonné par le mal. La forêt d'ANTICHRIST est un lieu écrasant, matrice d'images païennes perverses, où les biches mettent bas des cadavres, où les renards dévorent leurs propres entrailles. Provocateur né, Lars Von Trier saupoudre son univers d'une pincée ambiguë de misogynie en faisant du personnage féminin une créature n'ayant pas pris son indépendance face à cette nature satanique. «L'antéchrist» du film, c'est donc elle : la femme !
ANTICHRIST peut aussi être vu comme un film somme, prenant le contre-pied de la trilogie du «cœur pur». Von Trier retrouve sa fascination pour les états de conscience alternatifs en convoquant de nouvelles séquences d'hypnose (thérapeutique cette fois) comme dans sa trilogie de l'Europe. L'auteur lui-même avoue avoir imaginé ANTICHRIST alors qu'il souffrait d'une grave dépression. Le film est construit via une succession de parties séparées par un carton à l'instar de BREAKING THE WAVES. Petite coquetterie : les cartons n'interviennent pas pour marquer des ellipses mais pour s'insérer dans des continuités de séquences. L'utilisation des nombreux (et magnifiques) ralentis donne à penser que Von Trier veut égaler les plus beaux plans de sa carrière, comme le plan séquence final d'ELEMENT OF CRIME où le plan d'introduction de L'HOPITAL ET SES FANTOMES. L'HOPITAL ET SES FANTOMES justement, l'œuvre à laquelle se rapproche ANTICHRIST. Von Trier convoque à nouveau ce qu'il appelle «sa main gauche», une main moins soucieuse de l'élégance cinématographique et narrative que la droite (soit «l'officielle») pour nous offrir de nombreux effets chocs versant volontairement dans le grotesque (grotesque au sens de «genre » et non au sens péjoratif).
Il faudrait aisément plusieurs visionnages pour pouvoir mettre à plat cet étrange ovni, décoder sa raison d'être, dégraissée de sa provocation. Les (nombreux) détracteurs du film s'époumonent à dénoncer les différentes horreurs graphiques (et pornographiques) du titre. Ils passent malheureusement à côté d'une expérience fascinante, inconfortable mais d'une richesse inouïe. Le fabuleux travail photographique et sonore nous écrase chaque seconde un peu plus dans notre fauteuil, nous faisant prisonnier d'un univers en pleine déliquescence à l'instar des deux personnages principaux. Comment, à ce titre, ne pas saluer l'incroyable performance des comédiens. Charlotte Gainsbourg, bien évidemment, qui dévore l'écran en dosant un bouillant équilibre de fragilité, d'abandon et d'hystérie ultra violente. En toute logique, elle fut récompensée du Prix d'interprétation féminine. Plus subtil, William Dafoe propose un contrepoint remarquable tout en solidité et compassion. Contre toute attente, le couple fonctionne admirablement bien à l'écran, donnant corps à la relation outrageusement contradictoire de cet homme et cette femme.
On aurait aimé que Lars Von Trier s'explique un peu plus à Cannes sur son œuvre. Qu'il disserte ouvertement sur ses intentions. Non pas pour nous rassurer, nous spectateur. Mais pour nous donner quelques clefs supplémentaires pour nous enfoncer toujours plus profond dans les méandres cognitifs d'ANTICHRIST. Il faudra pourtant s'en passer pour l'instant, l'auteur ayant quitté le festival à la stupeur générale suite à une crise d'angoisse pendant la projection de son propre film.